Parmi les mille et une Indes qui puissent être rapprochées, (et rappelons que mille et une veut dire beaucoup), je voudrais parler de celle que j'ai rencontrée, à la fois si particulière mais également universelle, comme tout ce qui nous touche là-bas.
Nous sommes accueillis à l'aéroport par une petite troupe de frères Capucins, joyeux et rieurs, portant pour nous des fleurs. Nous nous entassons dans le vieux 4/4, bagages empilés sur le toit. les moustiques nous assaillent dans la nuit chaude. Nous laissons derrière nous dans la gare, des gens bigarrés, hommes et femmes, qui dorment à même le sol... Ils n'ont rien d'autre; bienvenue en Inde, où, tout de suite, nous touchons la misère.
Chaque soir ou presque, je vire de ma chambre une petite grenouille que je crains d'écraser la nuit en me levant, et j'ai passé une étrange nuit à converser pas très poliment avec un moustique, que j'avais réussi à enfermer avec moi dans la moustiquaire (ma patience, mon équanimité et mon accueil inconditionnel de l'Autre étant quelque peu mis à mal). L'Inde nous conduit très vite à nos limites...
François d'Assise, le Saint italien, s'est consacré aux plus petits d'entre nous. A Pothnal, la statue de sa soeur d'âme, Claire, trône au centre du jardin et le plus grand des arbres abrite la volière des tourterelles. La statue de François le représente avec une tourterelle et, à ses pieds, son loup qui lève vers lui un museau tendu d'adoration.
Nos hôtes ont été extrêmement bienveillants, et tout le long du séjour, nous avons été "couvés" par deux anges gardiens, Santa et Satish, tous deux pères capucins, attentifs, délicats, jamais envahissants, infatigables.
Santa est venu à Lyon faire son doctorat de philosophie sur la non-violence, dans la lignée d'Emmanuel Mounier. Parlant français, anglais, hindi, il fera sans cesse le pont entre les orientaux hindous et les occidentaux que nous sommes, nous évitant bévues et maladresses toujours possibles, malgré (ou à cause de) notre bonne volonté, et tempérant aussi les ardeurs de nos hôtes indiens, pour nous permettre de souffler parfois...
Tâche délicate qui lui a demandé une vigilance permanente.
Il a su nous stopper dans certains désirs d'intervention intempestives, de propositions d'aide ou de changements inappropriés... nous arrivons avec nos modèles de vie qui, plaqués en Inde, seront inévitablement voués à l'échec, des greffes maladroites qui seront rejetées...
Il a su aussi nous faire voir et sentir ce qui serait utile et adapté, mais qui ne nous serait pas forcément venu à l'esprit: rendre des visites de courtoisie, écouter des discours et en prononcer nous-mêmes (Daniel se débrouille très bien), suivre un protocole qui nous échappe, afin de respecter des rituels collectifs locaux si importants pour la cohésion de la communauté, etc.
Il a traduit nos demandes, anticipé nos désirs, tout en nous laissant beaucoup de liberté d'être nous-même. Nous avons ressenti beaucoup de respect mutuel et d'affection; la soirée de la Saint Valentin fut une apothéose.
Quant à Satish, qui nous a dit vouloir consacrer sa vie aux pauvres, il incarne pour moi un des Princes aux pieds nus que nous avons rencontré là-bas.
Comme ces enfants joyeux et ouverts, au regard si lumineux, qui viennent à l'école, parfois sur plusieurs kilomètres, sans chaussures... parce qu'ils n'en ont pas... et, avec pour tout sac d'école, un sac en plastique de supermarché.
Satish est le responsable du programme de Pothnal; rieur, dynamique, son portable toujours à portée de main dans la poche de sa chemise. Il organise des rencontres multiples - culminant avec la fête qui réunit 700 enfants et 50 encadrants des 14 villages du secteur - tel un jeune cadre dynamique, compétent et avisé, mais qui veut rester tout proche de ce monde dont il est le serviteur: pauvre et noble.
Un jour, au cours de l'une de nos excursions, nous avons visité une grand temple hindouiste, très particulier dans cette Inde millénaire, et nous avions comme tout le monde laissé à l'entrée nos chaussures: par respect, dans le temple, chacun va pieds nus, et l'on ne doit jamais poser le pied sur le seuil qui doit être enjambé.
A la sortie, après une longue boucle de visite, nous récupérons nos sandales et baskets, tous, sauf Satish à qui, un plus malheureux ou plus malhonnête, a chipé les nu-pieds, pourtant déjà bien usagés!
Satish est là, pieds nus dans la poussière et les bouses de vaches que personne n'empêche de déambuler, au milieu des nombreux détritus jetés par tout le monde; sans la moindre gêne, il rit.
Nous nous précipitons pour lui dire qu'il y a là une aubaine excellente pour que nous puissions lui en offrir de nouvelles; nous allons trouver sans problème des magasins à proximité!
Nous voilà repartis avec le 4/4, à chercher dans les rues le bon magasin de chaussures. Au premier rencontré, nous refusons d'acheter, tant les chaussures y sont bon marché, elles sont de trop piètre qualité et ne pourront durer! Nous assurons Satish que nous allons marquer le coup et lui offrir vraiment quelque chose de bien. Nous repérons alors des boutiques plus chic, pleines de Nike ou Puma, jolies, solides, à la mode... Satish en essaie plusieurs, dans plusieurs boutiques où nous le suivons en bande... et ne parvient pas à se décider. Fait-il la star?
Non, ces chaussures sont toutes trop belles pour lui; il ne pourra jamais se présenter devant les enfants avec des chaussures trop coûteuses, il préfère rester pieds nus.
Il nous explique cela avec un parfait naturel, car tout est vrai chez lui, il n'y a pas la moindre affectation; il n'est pas non plus gêné de refuser notre cadeau, il ne s'embarrasse pas de politesse inutile, ni de fausse humilité, il est juste vraiment lui-même, en accord avec ses choix de vie. La pauvreté n'est pas à confondre avec la misère: Satish, comme Santa, est un Prince, riche par le coeur, riche de la cohérence de sa vie, riche d'une âme vibrante de fraternité véritable... Toutes choses qui peuvent tant nous manquer en Occident.
Satish et Santa, princes aux pieds nus, symbolisent pour moi cette Inde ouverte que j'ai rencontrée, vraie, simple, délicate, lieu magique où la terre et le ciel se rencontrent et se parlent.
Lily Jattiot (Juillet 2011)